Projet Echea

Présentation


Pots acoustiques disposés en forme de psaltérion, écoinçons, Notre-Dame de Kergoat
(photo Frédéric Rantières)

La perception de l’espace sonore au Moyen Âge n’est pas guidée par les paradigmes de notre temps, soumis au principe de « preuve dans et par la matière », mais par des savoirs qui procèdent de la création biblique, où les sens entrent volontiers en synesthésie. Ainsi les organes propres à percevoir la lumière – comme les yeux, le son – comme les oreilles, l’air – comme le nez ou la peau, l’eau – comme par exemple la bouche, s’interchangent leur fonction perceptrice en renouvelant leurs modalités. C’est le cas notamment du « voir par les oreilles » qui s’origine dans la vision johannique du chœur céleste de l’Apocalypse (19,5-6) : « Alors sortit du trône une voix qui disait : Louez notre Dieu, vous tous ses serviteurs, vous qui le craignez, petits et grands ! Et j’entendis comme la rumeur d’une foule immense, comme la rumeur des océans, et comme le grondement de puissants tonnerres. Ils disaient : Alléluia ! Car le Seigneur, notre Dieu souverain, a manifesté son Règne »[1]. Jean ne voit pas par les yeux, mais bien par l’ouïr, et c’est cela qui va influencer la vision de la bâtisse ecclésiale, l’ « ecclesia-bâtiment »[2], comme corps-instrument, à même de faire retentir les échos du monde céleste sur terre. Car son avènement ne peut ici-bas se manifester que sous la forme d’une expansion océanique, d’un déferlement d’eaux depuis un monde inconnu et dont la volonté est inconnaissable à l’homme. Réinvestis de leur parure sacrée, les sens de l’ouïe et de la vue revêtent une qualité imaginale, où le voir et l’entendre participent à la venue d’un monde qui tente de se révéler à l’humain. Les oreilles en particulier réendossent une fonction apocalyptique : elles perçoivent ce qui vient de bien plus loin que l’œil ne peut l’entrevoir. Elles ressemblent à des trompes ou des cornes résonantes. Leur impossible obturation en fait des yeux toujours ouverts, prêts au dévoilement des temps futurs, porte par laquelle le monde symbolique se fait entendre avant de se montrer.

 L’ouïr ne peut donc être réduit au Moyen Âge au seul organe de perception des sons, mais demeure l’un des cinq portails par lesquels l’invisible est le plus à même d’activer dans l’esprit humain des représentations intérieures, sans lesquelles il ne pourrait renouer avec le monde d’avant la chute où l’Homme était, et est de nouveau, appelé à vivre en harmonie avec le cosmos[3]. Plus que la seule oreille, c’est « l’oreille du cœur[4] », au sens où l’entend le théologien Amalaire de Metz (775-850) comme « siège de l’esprit », qui est visée par l’acte vocal. Et c’est à cette dimension, délaissée dans le monde patrimonial et culturel, que le projet ECHEA veut rouvrir l’accès.

 Si les oreilles ne peuvent, au Moyen Âge, être réduites à leur fonction physiologique, celle des pots acoustiques ne peut l’être à de simples résonateurs. Les derniers travaux sur les dispositifs intégrés aux décors peints le démontrent[5] : ils donnent à faire entendre le son advenant de la voix des anges et de leurs instruments à vent, figurés dans les fresques ; ils délimitent en creux l’espace par lequel leur voix, encore inaudible, s’apprête à retentir. Ces jarres sont comparables à des ouïes qui filtrent les particules harmoniques du son (partiels), non encore révélées, qui préfigurent le chant lumineux et éclatant des anges[6]. Elles agissent comme des prothèses acoustiques qui prolongent l’oreille humaine, en l’aidant à faire le lien entre les mondes terrestre et céleste, un peu comme la conque que l’on pose sur l’oreille pour retrouver les échos de la mer. Sortant du paradigme du son, l’oreille alors peut entendre les sonorités célestes qui ornent le chant des sphères angéliques.

 Le pouvoir anagogique[7] des pots en céramique insérés dans les murs et voûtes des églises se voit aussi confirmé par les mesures acoustiques récentes. Leur fonction n’est pas d’amplifier les sons de la voix, qui dans une église le sont déjà trop au point qu’elle en soit souvent déformée[8]. Comme les résonateurs décrits par le scientifique allemand Helmholtz au dix-neuvième siècle, tels des filtres, ils absorbent et ôtent une partie de l’énergie du son, qu’ils rediffusent ensuite pour mieux la répartir dans l’acoustique, contrairement aux enceintes qui se contentent d’amplifier le volume de la voix portée au micro pour la faire passer au-dessus des autres fréquences.

 Même s’ils ne matérialisent pas encore pleinement la musique des sphères que l’oreille ne peut recevoir, leurs embouchures forment des sortes de pavillons d’où le chant harmonieux du cosmos se réactualise sous l’action de la voix humaine. Ses sons, en s’engouffrant dans leur cavité, créent une réaction acoustique qui réactive symboliquement, en présence des hommes, le chant de la cour céleste dont les sonorités angéliques sortent des cols des jarres, tels des pavillons surgissant des trompes de l’Apocalypse. La disposition triangulaire des pots que l’on trouve par exemple dans le Finistère, dans les églises du Briec ou de Kergoat (Quéménéven), Saint-Thomas (Landerneau) ou encore Saint-Idunet (Trégourez)[9], n’est pas sans évoquer la forme du psaltérion de David, elle-même représentative au Moyen Âge du Décalogue, dont les cordes résument les dix commandements contenant pour le christianisme l’essentiel de la loi et de la prophétie.

Frédéric Rantières et Aurélie Zygel


Psautier glosé de Pierre Lombard, f° 1
Proportions du corps de David et décacorde, psaltérion à dix cordes, mis en analogie avec le Décalogue
Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Cod.theol.et.phil.fol.341

 

NOTES

[1] Traduction œcuménique de la Bible (2010)

[2] Olivier MANAUD, La Musique liturgique édifie l’Église, Pierre Téqui, « Croire et Savoir », n° 63, La question des vases acoustiques, p. 202-206.

[3] Éric PALAZZO, « Les cinq sens au Moyen Âge : état de la question et perspectives de recherche », Cahiers de civilisation médiévale Xe-XIIe siècles, 55e année, octobre-décembre 2012, p. 339-366.

[4] AMALAIRE DE METZ, Liber officialis, Jean-Michel HANSSENS (éd.), Città del Vaticano, Bibliotheca apostolica vaticana, 1948-1950 (Studi e testi 138-140), III, XI, 9, p. 295.

[5] Bénédicte PALAZZO-BERTHOLON, « Pour une lecture symbolique des pots acoustiques », dans Archéologie du son, Les dispositifs des pots acoustiques dans les édifices anciens, Société française d’Archéologie, 2012, Supplément au Bulletin monumental, n° 5, p. 59-66.

[6] Frédéric RANTIÈRES, « Projet ECHEA, Les pots acoustiques dans les églises, le cas de Saint-Herlé de Ploaré-Douarnenez. Une nouvelle étape », paru dans le Bulletin en ligne des Amis de Saint-Herlé : https://amisdesaintherle.jimdo.com/fran%C3%A7ais/les-vases-acoustiques/

[7] Qui relève de l’élévation de l’âme.

[8] Pauline CARVALHO, Jean-Christophe VALIERE, Bénédicte PALAZZO-BERTHOLON, « Les vases acoustiques dans les églises médiévales : analyse des sources et études des cas », Actes du VIIe colloque biennal, juin 2009, Pommiers-en-Forez, France. p.19-43.

[9] Yves-Pascal CASTEL, « Les systèmes de vases acoustiques anciens dans les églises du Finistère (XIVe-XVIIe) », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, Tome CIV, 1976, p. 331-347.