Le chant grégorien est-il magique ? (3)

By | 31 octobre 2015

La question du pouvoir du chant grégorien que nous avons abordée dans les deux précédents articles sur « Le chant grégorien est-il magique ? » implique nécessairement de se demander si les différentes manières de chanter le répertoire de la tradition grégorienne auraient des incidences sur ledit pouvoir. Pour le bon sens, cette interrogation semble soulever une évidence, mais en y regardant de plus près, on est amené à constater que l’appréciation d’une tradition, qui plus est vocale, met en jeu une interaction subtile entre ses médiateurs et ses récepteurs (auditeurs dans le cadre d’un concert, fidèles dans celui d’un culte, etc.) qui implique le plus souvent un consensus tacite entre les deux protagonistes. Ainsi, une façon de chanter jugée très appréciable par les uns peut être considérée comme désagréable pour les autres…

Le contexte actuel n’a jamais été aussi propice à de telles divergences, où sévissent en effet trois grandes écoles de chant grégorien dont les méthodes s’établissent sur des présupposés et des finalités différents. Pour faire simple, une première tendance qui tient lieu de premier référent, même encore aujourd’hui, trouve sa représentation dans la tradition grégorienne de l’abbaye de Solesmes, chef-lieu de la première grande étape de restauration du chant grégorien durant le XIXe siècle. Cette école appuie son système interprétatif du chant sur une conception immatérielle de l’esprit, le chant étant un vecteur permettant de dépasser la dimension sonore, et donc sensible, des mots pour élever l’âme jusqu’à la « pure spiritualité » (cf. la synthèse très intéressante de Jacques Viret dans Le chant grégorien et la Tradition grégorienne, L’Âge d’Homme, 2001, p. 248-266). Cette esthétique spirituelle du chant grégorien qui fait de lui, paradoxalement, une prière intérieure chantée va de pair avec une certaine égalité dans la manière de scander les accents du latin et de rythmer le chant, en dépit des sources médiévales, qui puisse inspirer de l’extérieur un sentiment de quiétude et d’intériorité apaisée propre à cette conception de l’esprit. C’est dans la méthode Dom Mocquereau (1849-1930), encore très pratiquée dans les milieux traditionalistes, que l’on trouve le meilleur exemple de cette esthétique du chant grégorien.

La seconde, qui émane de la première, trouve sa représentation dans l’école de Dom Cardine (1905-1988), également moine de Solesmes, pour qui la « diversité des signes » que l’on trouve dans les premiers manuscrits, pour exprimer un même enchaînement mélodique (neume), se fait le reflet visuel de la variété sonore avec laquelle les chantres interprétaient le chant grégorien au moyen âge (cf. introduction à la Sémiologie grégorienne, Solesmes, extrait des Études grégoriennes, tome XI, 1970). Dès lors que la science permettant d’interpréter les neumes (sémiologie grégorienne) fut en place, une nouvelle méthode de chant grégorien ne reposant plus sur les présupposés, notamment rythmiques, des musiques des XIXe et XXe siècles put voir le jour, permettant ainsi de restituer le geste vocal en repartant des indications neumatiques des manuscrits les plus proches de l’époque où le chant grégorien se transmettait encore oralement. Cette méthode demeure aujourd’hui celle où les exigences de cohérence entre indication écrite et geste vocal prônées par la musicologie moderne trouvent leur plein accomplissement. Elle réintroduit également dans la pratique du chant grégorien de multiples indications sur le mouvement de la voix qui, tel le processus de recordatio médiévale, nous remémorent la vocalité ancienne de cette tradition et nous replongent dans la variété qui la constitue. Chaque lecture du texte neumatique devient en soi une leçon de chant qui nous enseigne comment chanter et nous guide dans la manière ancienne d’exprimer les affects (sentiments ou émotions). La pratique régulière de cette méthode permet de démontrer aisément que le chant grégorien, pour sa plus grande part, est bien une psalmodie ornée, dans ce sens où les indications neumatiques insistent de manière récurrente sur les accents de la langue latine mais aussi sur les cordes (hauteurs) importantes du chant, enjoignant ainsi les praticiens à prendre appui sur ce qui fait les fondements de la structure du chant grégorien (textualité, modalité).

La troisième méthode peut être qualifiée quant à elle de mensuraliste, car elle attribue aux neumes et aux signes des notations postérieures, notamment carrées, des valeurs rythmiques brèves et longues, qui donnent au chant grégorien l’aspect d’une musique mesurée. Aujourd’hui cette approche contemporaine des deux méthodes interprétatives précédentes se revendique plus encore que les autres du concept moderne d’authenticité, puisant sa légitimité dans certains traités médiévaux mais surtout dans l’apport des études ethnomusicologiques comparant le chant grégorien à d’autres traditions orales recourant à plusieurs sortes raffinées de rythmisation du chant. De là provient la « rencontre », au sens moderne du terme, de l’Occident avec les traditions orientales, permettant à ce dernier de renouer avec ses racines originelles perdues, l’Orient étant étymologiquement le lieu d’où vient la lumière de la sagesse et de la connaissance. Derrière cette méthode d’interprétation se cache en vérité l’idée acquise selon laquelle l’Occident, ayant coupé avec ses origines, ne pourrait les retrouver qu’en rétablissant ses liens originels avec l’Orient, lieu duquel il proviendrait et où se trouvent encore présentes les clés de sa mémoire orale perdue. Au-delà de son aspect séduisant, cette approche a le mérite de faire éclater le cadre parfois étroit de l’esthétique occidentale du chant sacré, qui l’enferme dans une vision extérieure très souvent idéalisée. Défendue par beaucoup de praticiens contemporains, cette méthode propose une vision plus « authentique » du chant grégorien, ce mot étant à prendre dans ses acceptions ontologique et psychologique, le chant étant perçu dans ce cas comme un engagement réel de l’intériorité qui ne doit pas fuir le corps pour s’élever vers l’esprit, mais où l’esprit au contraire doit prendre appui sur le corps pour mieux s’élever. Cette démarche, nous l’avons compris, part du présupposé que l’esprit n’est pas coupé du monde sensible, et que le corps, dans ce qu’il a de matière, lui sert, nous pourrions dire, de temple résonnant.

Pour conclure cet essai de synthèse des grandes tendances modernes de la tradition grégorienne, je souhaiterais insister sur le fait, en tant que praticien, que le chant, plus que tout autre discipline, se fait le reflet de notre intériorité. En somme, nous pourrions dire sous forme d’adage que « nous chantons tels que nous sommes ». Alors rien d’étonnant à ce que des « formes d’esprit » différentes fassent naître des expressions vocales différentes dans lesquelles se reflètent les multiples visages de la tradition grégorienne. Le pouvoir que le chant peut exercer sur les auditeurs serait vraisemblablement lié à leur forme de sensibilité, l’appréciation demeurant, le sens commun le rappelle toujours à raison, éminemment subjective. Il apparaît donc impossible de mesurer l’impact affectif du chant grégorien sans prendre en compte le consensus éthique qui relie les médiateurs à leurs auditeurs. Cette proposition de synthèse a enfin pour volonté de dépasser les fausses oppositions qui se cachent derrière certaines crispations, qui n’auraient pas lieu d’être si chacun prenait un peu de hauteur de vue sur sa propre démarche et sur son engagement vis-à-vis de cette immense tradition léguée par nos ancêtres.

2 thoughts on “Le chant grégorien est-il magique ? (3)

  1. Croc

    A la lecture de la question qui conclut le deuxième article : « Quelle est la nature de ce que je perçois lorsque le chant, en l’occurrence grégorien, crée en moi une émotion qui touche mon esprit ? », je me suis posé la question suivante : « pourquoi la version du Xème siècle du kyrie XI (orbes factor) m’émeut-elle beaucoup plus que la version achevée au XVIème ? »
    Je crois avoir trouvé la réponse dans un commentaire de Philippe Charru sur la musique de Bach :  » une écoute attentive de sa musique fait entendre de nombreuses discontinuités qui surviennent et surprennent, qu’il s’agisse de brisure de mouvements ascendants ou descendants, d’inflexion chromatique soudaine, de silence de ruptures de rythmes, ou encore de relations harmoniques surprenantes. Ces discontinuités sont les traces du retentissement de la parole de Dieu en celui qui la laisse travailler en lui. …La musique de Bach fait passer du plan de l’intelligence à celui du coeur, développe un mouvement d’intériorisation, le texte transite vers le hors-texte, c’est-à-dire le vouer, jusqu’à affecter le corps.
    En comparant les deux versions, on distingue très bien les grands mélismes ascendants-descendants, qui transforme en esthétique prétendument spirituelle (première tendance) ce qui était l’expression d’une émotion (deuxième tendance). Pour ne citer que le cas le plus évident pour mon oreille-coeur-corps, c’est la neutralisation par ce grand mélisme du cri suppliant du Christe, alors que la version initiale le descend tout doucement vers les profondeurs du coeur-corps.

  2. Frédéric Rantières Post author

    Oui Michel! Tu as tout à fait raison! L’esthétique peut, lorsqu’elle prédomine trop sur l’art, en affaiblir la véracité, ce qui est très important pour la question du pouvoir du chant. C’est bien sûr la tension que le chant développe entre l’émotion (le langage du coeur-corps), le sens (le langage mental) et l’âme (le langage symbolique) qui fait toute sa dynamique proprement spirituelle. Les anfractuosités de la mélodie dont tu parles, ce point est très riche, témoignent d’une dialectique où style et émotion s’unissent mais aussi s’affrontent, comme on peut le constater dans toute l’histoire de la musique occidentale. Mais n’oublions pas que la première tendance défend une « esthétique spirituelle », qui est donc dépendante d’une conception préalable de la beauté de l’esprit, tandis que la seconde et encore plus la troisième n’agissent pas en fonction de ce présupposé, mais le confirment ou l’infirment depuis l’expérimentation sémiologique et sensorielle.

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