Projet Dante

Présentation

Gustave Doré, La Divine Comédie, gravure, 1861-1868, Le Paradis, chant XXXI, v. 1-3 : ‘Béatrice et Dante devant la rose céleste’

Un riso de l’universo

Au début du Paradis, Dante Alighieri (1265-1321), poète et écrivain florentin, donne une clef d’entrée prodigieuse dans La Divine Comédie, une œuvre poétique construite autour d’un prologue et de trois cycles de trente-trois chants, formant un ensemble de cent canti qu’il composa à l’orée du Trecento. Celle-ci tient en un mot : ‘trasumanar[1]’, néologisme dantesque qui signifie littéralement ‘passer à travers l’humain’ et que Danièle Robert traduit littéralement en français par ‘transhumaner’[2]. Il ne s’agit pas pour l’auteur médiéval de transhumanisme au sens contemporain d’un dépassement des limites humaines par la technologie, ni de traverser les limites réputées infranchissables de l’humain pour mieux les repousser, mais de traverser l’humain en lui-même pour rentrer dans la connaissance d’un au-delà du monde terrestre et des lois de la pesanteur du corps[3]. Ce pèlerinage physique et sensible de Dante dans les forêts obscures et antiques de l’humain le mène, dans le dernier chant du Paradis, à la contemplation de la somma luce[4], la suprême lumière divine dont sa langue doit conserver l’étincelle pour les peuples futurs.

En mettant en scène son propre personnage dans la Divine comédie, Dante apporte à la figure errante d’Ulysse une issue nouvelle à son naufrage, n’ayant pu connaître celle du retour à Ithaque décrite par Homère[5]. C’est au chant XXVI de l’Enfer que le héros grec[6] nous raconte comment, en compagnie de Diomède, roi d’Argos, il trouva la mort après avoir franchi le seuil délimitant la frontière entre le monde habité des humains et celui des morts, que le détroit de Gibraltar symbolisait au Moyen Âge[7], leur périple fatal les conduisant jusqu’à la « montagne brune » du Purgatoire que Virgile et Dante visiteront ensuite[8]. Pour avoir utilisé la ruse du cheval de Troie ouvrant « la porte par où sortit la noble semence des Romains » mais aussi pour avoir trompé son équipage sur le véritable but de leur dernière traversée, Dante place Ulysse et son compagnon dans la huitième bolge[9] vouée aux coupables de perfidie, située dans le huitième cercle qu’il nomme Malebolge. Au péché d’Ulysse non de ruse, selon Dante, mais de perfidie qui lui vaut sa damnation, s’oppose le désir insatiable de connaissance de Dante explorateur le conduisant, comme son modèle grec[10], à franchir les limites du monde des vivants pour traverser celui des morts.

Bien que Dante condamne la transgression d’Ulysse, il n’hésitera pas à justifier la sienne qu’il placera, contrairement à son modèle, sous la conduite de Virgile, qu’il dit être son maître et son auteur[11], puis sous celle de Béatrice, personnifiant la Philosophie, dont les yeux lui servent de médiateur spéculaire[12] entre son regard et la vérité dont il cherche le pourquoi[13]. Dante, néanmoins, procède à son autocritique en se plaçant lui-même dans la première corniche du Purgatoire dévolue aux orgueilleux : « Bien plus grande est la peur dont est affectée mon âme par le tourment d’en dessous, dont la charge est déjà là à me peser »[14], dit-il dans la deuxième corniche de l’envie. Mais c’est Béatrice qui le poussera à se confesser ouvertement dans le Paradis terrestre en l’accusant de s’être détourné, après sa mort, de la quête du bien : « (…) Mais, sitôt que je fus arrivée au seuil de mon second âge, où je changeai de vie, il se déprit de moi et se donna à d’autres. Quand j’étais monté de la chair à l’esprit, et qu’en moi croissaient beauté et vertu, je lui fus moins chère et moins agréable ; et il tourna ses pas vers une voie d’erreur, suivant de fausses images du bien, qui ne tiennent aucune promesse entière »[15].

William Blake, La Divine Comédie de Dante, 1824-1827, L’Enfer, chant XXVI, v. 25-69 : ‘Ulysse et Diomède prisonniers de la même flamme’

En traversant le Purgatoire, Dante devra donc vivre une purgation intérieure qui seule justifiera sa montée et lui permettra de s’élever physiquement et spirituellement jusqu’au Paradis terrestre puis céleste. Caton d’Utique, lorsqu’il interrompit le chant séduisant de Casella, rappela la fonction du Purgatoire dont il est le gardien : « Qu’est-ce là, âmes lentes ? quelle négligence, quelle halte est celle-ci ? courez à la montagne y dépouiller l’écorce qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous ! »[16]. Le Purgatoire, que Dante place, contrairement à l’Enfer, sous le ciel étoilé, se situe sur une montagne opposée à Jérusalem, que les âmes mortes déjà sauvées doivent gravir pour se purger de trois manières : par la punition matérielle mortifiant les mauvaises passions, la méditation sur le péché à purger ou la prière qui purifie l’âme[17]. L’escalade des repentants est un pèlerinage en remontée vers le bien que le péché avait retardé et permet aux âmes en purgation de restaurer en elles le véritable amour qui les unit à Dieu. L’âme à chaque pas progresse, devient plus pure à mesure qu’elle monte et ressent l’allègement du poids de sa peine autant physiquement que spirituellement, comme Virgile l’explique à Dante : « Cette montagne est telle qu’elle est toujours rude pour commencer ; mais plus on monte, et moindre est la fatigue. Aussi quand elle te paraîtra si douce que la montée te sera légère, comme aller en bateau en suivant le courant, alors tu seras au bout du chemin ; attends là-haut de reposer tes peines[18] ».

Contrairement au monde cacophonique de l’Enfer où la langue humaine n’est que grincements, cris, borborygmes, claquements, gémissements et grincements, la voix articulée et modulée entre dans le Purgatoire par l’effusion d’un nouveau chant à l’entrée de chaque corniche. Hymnes, antiennes, psalmodies et organa[19] retentissent par la voix, seul instrument dont les âmes disposent, dans un lieu où elle se trouvent privées de leur propre corps. Dante en entend les échos grandissants lorsque la porte du Purgatoire s’entrouvre : « Je me tournai, tendu vers les premiers tons et c’est le Te Deum qu’il me semblait entendre, dans la voix mêlée aux doux sons. Et ce que j’entendais me renvoyait l’image même de ce qui prévaut quand à chanter l’organum on s’essaie, et que s’entendent alors, ou non, les mots »[20].

C’est avec l’aide des Muses, d’Apollon et de la Grâce liée à l’Amour[21] qui se reflète dans le visage de Béatrice[22] que Dante, tournant le dos définitivement au naufrage mortel d’Ulysse, pourra s’aventurer au-delà des limites du monde et de ses lois, dont le temps et la pesanteur, mais aussi du langage humain, en transgressant la limite du premier commandement de l’Arbre de la connaissance, faute dont Adam s’était rendu coupable  : « Or, mon fils », dit-il, « la raison d’un exil si long ne fut pas cet arbre auquel j’ai goûté mais de la limite la violation »[23]. Grâce aux métamorphoses par lesquelles il passe, l’auteur se fait dans le Paradis le « double négatif » d’Ulysse en commençant là où le héros grec s’était arrêté : alors que le premier est parti en mer à la quête de soi pour le rétablissement de ses droits de père, de roi et d’époux, Dante tente de rejoindre le flot du cours divin qui répondra à sa quête du vrai. C’est dans le regard de Béatrice qu’il dénouera le vrai du faux et pourra atteindre la lumière divine, dont chaque âme se fera le miroir bienheureux.

Venise, Biblioteca nazionale Marciana, Cod. It. IX, 276 (=6.902), La Divine Comédie, manuscrit enluminé, XIVe siècle, Paradis, chant I, v. 13-36 : ‘Invocation à Apollon’

C’est l’expérience sensible du trasumanar de Dante que l’ensemble médiéval Vox In Rama, en collaboration avec des comédiens, propose au public de redécouvrir dans un spectacle d’art total. Celui-ci remettra en jeu le dialogue de la parole et du chant à travers les traditions vocales que Dante convoque dans la Divine comédie : le chant grégorien et les polyphonies liturgiques, les courants de lyriques médiévales contestataires comme les Carmina burana et Le Roman de Fauvel, qui critiquaient l’Église contemporaine de Dante en faisant appel au rétablissement par la justice divine d’un ordre conforme à la Bible. Cette production fera appel également à la lyrique romane incarnée par l’art des Troubadours, dont Dante reprit le procédé de la terza rima inspirée du sirventès,où la rime d’une première terzina, strophe de trois hendécasyllabes, s’intercale avec sa suivante. Les moyens scéniques, dont les jeux de scène, les costumes et masques, le théâtre d’ombres mais aussi les projections de représentations du Paradis, entreront en synergie pour faire monter en puissance l’une des plus grandes œuvres du patrimoine médiéval, dans laquelle arts de la parole et du chant se tissent autour d’un pèlerinage initiatique, dont chaque pas marque le franchissement des limites de l’homme et du monde. Le périple cosmique de Dante trouvera son aboutissement dans ‘le rire de l’univers’, que les âmes éclatantes de lumière du Paradis feront retentir en de grands ‘éclairs’ de jouissance et de saints éclats de rire.

Frédéric Rantières


NOTES

[1] Paradis I, 70.

[2] Danièle Robert, Enfer, 2016 ; Purgatoire, 2018 ; Paradis, 2020, parus chez Actes Sud, édition bilingue.

[3] Danièle Robert, Paradis, op. cit., O somma luce, p. 10-11.

[4] Paradis XXXIII, 67.

[5] L’Odyssée ne fut traduite en latin dans la péninsule italique qu’à la fin du XIVe siècle.

[6] Enfer XXVI, 90-142.

[7] Brigitte Urbani, « Dans le sillage de Dante : le naufrage comme châtiment », Cahiers d’études romanes, Revue du CAER, Naufrages 1, 1998, p. 31-47.

[8] Evanghelia Stead, « Astres déclinants d’Homère à Dante », Revus littéraire comparée, 2009/2, n° 330, p. 133-149.

[9] Sorte de fosse concentrique encerclée de murs

[10] Ulysse traversa notamment le royaume des morts, l’Hadès, dans l’épisode de la Nekuia, au chant XI de l’Odyssée d’Homère.

[11] Enfer I, 85. Dante emploie certainement le mot ‘auteur’ au sens d’autorité sur laquelle il fonde le style illustre (lo bello stilo).

[12] Dont le regard renvoie l’image comme un miroir.

[13] Paradis XXVIII, 1-12 ; Banquet III, XIII. Dante y décrit la fonction spéculaire de Béatrice qui le conduit par le discernement vers la source de la vérité. Dans la métaphore employée, la flamme du chandelier représente la source divine du vrai qui résonne dans le mètre. Le reflet de la flamme dans le miroir représente l’Amour qui tend vers son principe, comme le chant souhaite s’unir au mètre poétique qu’il orne.

[14] Purgatoire XIII, 136-138.

[15] Purgatoire XXX, 124-132, trad. J. Risset, Flammarion, éd. corrigée 2005.

[16] Purgatoire II, 120-123. Traduction de Jacqueline Risset, op. cit.

[17] Jacques Le Goff, « La naissance du Purgatoire », dans Un autre Moyen Âge, Gallimard, 1999 (Quarto), p. 1181-1182.

[18] Purgatoire IV, 88-95.

[19] Terme générique pour désigner des polyphonies construites sur une mélodie issue de la tradition grégorienne. À l’époque de Dante ; le terme organum désigne certainement la technique de chant à deux voix dénommée ‘déchant’ ou discantus ou encore l’organum simple, double ou triple dans le style de l’École de Notre-Dame.

[20] Purgatoire IX, 139-145, trad. de Danièle Robert.

[21] Voir « O somma luce », art. en préface de l’édition du Paradis de Danièle Robert, p. 9-24.

[22] Béatrice représente l’être de la philosophie dans laquelle Dante trouve l’Amour qui brûle de désir pour le Bien et la Vérité. Voir pour la description de Béatrice le Banquet de Dante III, XIII.

[23] Paradis XXVI, 115-117, trad. de Danièle Robert.