L’approche proposée sur le rire dans le Mystère Vox Sanguinis peut de prime abord paraître déconcertante pour un auditeur de notre temps, puisqu’elle rompt avec la mentalité contemporaine qui voit volontiers en lui l’expression d’une spontanéité libérée, d’une joie de vivre débridée… Le rire au contraire est selon Hildegarde de Bingen, nous le verrons, une déformation de l’harmonie première de la voix humaine… Pour bien comprendre sa position, il faut d’abord se rendre à l’évidence qu’en dépit de son apparente modernité, l’abbesse fut néanmoins une femme du XIIe siècle influencée par les sources dominantes de son temps…
Dans la progression que nous observons communément chez l’enfant, le développement de la voix chantée est postérieur à celui du rire, qui apparaît dès les premiers mois. Dans le Causæ et Curæ, au chapitre sur « Les larmes et les rires », Hildegarde repart quant à elle du présupposé inverse selon lequel l’harmonie des sons serait une faculté innée. Chez l’homme, ce don se serait en effet corrompu lors de la transgression du premier commandement divin en dégénérant sous forme de rires et de ricanements. Cette conception se fonde sur la création du premier Adam (c’est-à-dire d’un premier humain) qui aurait été créé à l’image de Dieu et dont la première langue s’apparenterait au chant des anges.
En goûtant au fruit de la connaissance du bien et du mal contre lequel Dieu l’avait mis en garde dans le jardin d’Éden, Adam aurait altéré sa conscience de l’harmonie divine et ne serait désormais plus en mesure de la faire retentir dans sa voix. Pour l’abbesse médecin, qui replace l’homme dans le plan divin de la Création, tout humain, même s’il est maintenant en exil de l’Éden, a donc une connaissance immanente de l’harmonie qui précède sa chute. La pratique du chant est en cela primordiale, puisqu’elle permettrait à l’homme de réintégrer l’état d’innocence que toute créature avait connu au paradis…
Voici les raisons pour lesquelles le rire intervient dans la dernière partie du Mystère Vox sanguinis au sujet de la chute d’Adam, en rompant l’harmonie que l’ultime chant du spectacle rétablira. La photo que vous pouvez voir illustre ce moment très particulier du spectacle qui, contre toute idée reçue, reste fidèle à la pensée de l’abbesse.