Le chant grégorien est-il magique? (2)

By | 27 octobre 2015

Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), dans sa Lettre au Général X (dans Un sens à la Vie, Gallimard, p. 223-231), qu’il avait peut-être destinée à un certain général Chambe ou Béthouart, s’exprime en des termes émouvants sur le chant grégorien : « Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour (….) ».

L’auteur met en cause des valeurs cartésiennes modernes qui anéantissent « la vie de l’esprit » et entraînent l’homme dans une robotisation de la pensée où tout idéal, qui dépasserait le simple constat matérialiste, se voit taxé d’une niaiserie dont on ne pourrait aujourd’hui que sourire. Le dessèchement des idéalismes, qu’ils soient nationalistes ou religieux, que dénonce le pilote et écrivain fait référence indirectement, nous l’avons vu, à René Descartes (1596-1650), le père des sciences et de la philosophie modernes, et à son très fameux cogito ergo sum (je pense, donc je suis) du Discours de la méthode. Pour le philosophe catholique, la connaissance ne doit plus reposer sur les livres anciens et sur les croyances auxquelles ils se rattachent, mais sur la seule faculté de penser un objet à partir des représentations que l’on s’en fait, car c’est au moment même où l’homme pense sur l’objet qu’il prend conscience de sa propre existence et qu’il peut donc obtenir la preuve de l’existence de l’objet. Autrement dit, l’homme ne peut obtenir la preuve de l’existence d’une chose que s’il la pense en lui-même, car tout objet qu’il perçoit à l’extérieur de lui n’est encore qu’une pure fantasmagorie, dont il n’acquiert la preuve de l’existence que lorsqu’il le conçoit mentalement.

Bien que Descartes reconnaissait la révélation chrétienne, le réalisme mental de sa pensée, Saint-Exupéry et bien d’autres visionnaires auparavant l’avaient pressenti, a contribué paradoxalement, et très certainement contre sa volonté, à faire le lit de la pensée matérialiste moderne qui, bien moins riche que sa précédente, se doit de réduire naïvement toute pensée à l’objet concret auquel elle se rattache. Cette évolution marque l’avènement du concept de l’objet se substituant à son penser, qui se nourrissait de l’épreuve de sa perception. Ainsi, comme le dit l’auteur du Petit Prince avec inquiétude, il faut à ce stade de domination de l’intellect sur l’esprit « Rendre aux hommes une signification spirituelle (…) Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien » afin de leur redonner un esprit qui redonne sens à leur vie. Ce que l’auteur entend par le mot « esprit », il l’explicite très simplement lorsqu’il dit dans la même lettre : « Et la vie de l’esprit commence là où un être « un » est conçu au-dessus des matériaux qui le composent ». Pour l’écrivain de pensée laïque qui dit ne pas adhérer à la foi catholique, le chant grégorien n’en est donc pas moins comparable à un esprit qui se répand sur l’homme tel une pluie. Il fait entendre en effet quelque chose d’impalpable et d’invisible, qui pourtant demeure bien perceptible, et que l’on peut se représenter par la pensée, mais selon d’autres référents que ceux de l’analyse et de la liaison logiques.

Alors une dernière question peut se poser à la lecture de cette ultime lettre de l’auteur : « Quelle est la nature de ce que je perçois lorsque le chant, en l’occurrence grégorien, crée en moi une émotion qui touche mon esprit ? ». Une réponse simple peut lui être apportée : « Tu entends peut-être ce qui dépasse la simple matérialité du texte et qui pourtant en fait l’esprit ».

One thought on “Le chant grégorien est-il magique? (2)

  1. Croc

    Merci pour ce très bel article, Frédéric !

    Mais devons-nous « ne plus supporter que Solesmes » ?
    Il me semble que tu nous enseignes une manière « suavissima » de chanter qui soulève plus d’émotion…

    Amitiés

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